ARTICLE LE MATIN BRUXELLES
                aux frontières de l'absenceselima.jpg 12/2 KB  PAR DONAT CARLIER
   IN " LE MATIN ", BRUXELLES

"Je ne peux faire ce qu'exige ma liberté."


Elle est debout dans la pénombre, très droite, les bras le long du corps. Elle prononce ces quelques mots qui disent tout son enfermement. Sélima a 14 ans. Avec son jeune frère, elle est arrivée clandestinement en Espagne comme chaque année 15 000 de leurs compatriotes. Ils accompagnent leur père venu chercher du travail en Andalousie. Même à cette famille, un logement décent n'a pas été accordé. Sélima vit donc dans un bidonville avec 400 travailleurs marocains. Autour d'eux les murs se sont multipliés : le rejet des Espagnols, l'exploitation, les humiliations, la solitude... et l'impossible retour d'exil.

Autour d'elle, une barrière supplémentaire : la crainte diffuse que suscite la présence de ces hommes et de leur misère. Sa force et sa maturité impressionnantes viennent en contrepoint féminin, adolescent et singulier des trajectoires d'hommes que retrace le film documentaire de Yasmine Kassari. Quand les hommes pleurent… est une istoire de frontières et d'absences. Elle dit les souffrances d'êtres humains pris au piège du cynisme de l'Europe et des rêves qu'elle suscite au Maroc.

De la Reconquista au colonialisme, les relations entre le Maroc et l'Andalousie n'ont jamais été idylliques. Au travers de tant d'affrontements, l'Andalousie s'était malgré tout construite sur les apports des civilisations juive, musulmane et chrétienne. Plus récemment, les contacts entre les deux côtés du détroit de Gibraltar se sont enrichis de l'expérience douloureuse de l'émigration. Celle-ci a permis l'émergence d'une identité en partie commune. Celle du travailleur du Sud, taillable et corvéable à merci mais indispensable aux économies du Nord. Nos pays avaient appelé ces "Méditerranéens" à remplacer sur le marché du travail les personnes auxquelles les conquêtes sociales donnaient la possibilité de refuser les emplois les plus dévalorisés.

Notre niveau de développement n'a en effet pas été atteint sans contrepartie blessante pour l'humanité. L'intégration de l'Espagne dans l'Union européenne, ce club fermé de privilégiés, se paie au même prix. C'est l'Europe qui a débloqué les crédits qui ont permis la construction du gigantesque canal qui irrigue les productions andalouses de fruits, de légumes et de fleurs. Un "miracle économique". Mais des conséquences sociales et écologiques désastreuses. Les serres en plastique à perte de vue, l'utilisation massive de pesticides, les besoins exponentiels en eau qui épuisent la nappe aquifère… détériorent encore un peu plus les conditions de vie des travailleurs venus du Maroc et des pays d'Afrique sub-saharienne, victimes d'un nouveau
type d'esclavagisme.

Avant l'entrée de l'Espagne dans la Communauté Européenne, la frontière entre le Nord et le Sud, les pays pauvres et les pays riches, passait par les Pyrénées. En 1986, elle s'est déplacée pour séparer nettement les deux rives de la Méditerranée. L'élargissement de l'Europe a transformé une réalité géographique en une coupure politique, temporelle, sociale et mentale. Alors qu'elle s'était construite dans une opposition symbolique au Nord, l'Andalousie se vit à présent comme partie intégrante de l'Union, bien distincte de cette identité méditerranéenne rejetée vers l'Afrique. De terre d'émigration, l'Andalousie s'est transformée en pays d'immigration. En quelques années, une partie de sa population a rompu avec une tradition d'accueil de migrants venus du Tiers Monde sur le chemin des pays occidentaux.

Là encore, l'influence de l'Europe fut décisive. Pour "mériter" son intégration, l'Espagne a dû prouver sa capacité à garantir l'étanchéité de ses frontières. Intercepter les embarcations de fortune qui n'ont pas coulé dans le détroit, refouler leurs occupants, traquer ceux qui parviennent à débarquer et même tirer à vue. Chaque année, 14 000 Marocains sont expulsés d'Espagne. Chaque année, 1000 tentatives de traversée se concluent par la mort. Mais consolider la forteresse ne suffisait pas. Il fallait encore mettre en place d'autres frontières étanches.

Des frontières qui séparent les personnes et qui les déchirent aussi intérieurement. Des frontières entre les Espagnols et les Moros (c'est le nom, lourd de toute une histoire de haines, que nombre d'Andalous leur donnent), entre ces travailleurs marocains et leurs familles restées au pays, entre les êtres humains qu'ils étaient là-bas et les bêtes de somme qu'ils sont devenus ici, entre leur image dans le regard des  femmes qui les attendent et ce qu'ils vivent réellement, entre leurs rêves d'alors et la réalité présente…

En 1985, le Parlement espagnol a adopté la Ley Orgánica de Extranjería qui catalogue les immigrés en différents statuts qui se déclinent du citoyen à part entière jusqu'à "l'illégal". Dans les faits, cette loi a abouti au partage structurel des rôles entre les autorités espagnoles, la mafia des passeurs et celle des employeurs. L'octroi de papiers y est conditionné à l'obtention d'un contrat de travail, vendu aux clandestins par des patrons qui gardent le plus souvent le précieux document en leur possession à des fins de chantage.

Les permis de séjour auxquels ces contrats donnent droit sont retenus des mois durant par l'administration qui exige toujours un autre papier, un autre cachet. Bien souvent, ils ne sont délivrés que lorsqu'ils ne sont plus valables. Illégaux, clandestins en voie de régularisation, travailleurs temporairement légaux, immigrés en principe régularisés sans pouvoir le prouver…, ils sont tous "tenus en laisse", dans des situations de non-droit qui leur interdisent de quitter leur patron, leur village, l'Espagne.... Et pour ne pas mourir tout à fait, ils imaginent une nouvelle frontière. "L'Espagne, c'est pas l'Europe. En France, en Belgique ou aux Pays-Bas, c'est différent." Que diraient de ces espoirs, Sémira Adamu ou les clandestins retrouvés morts à Douvres ?

En février dernier, les événements de El Ejido ont démontré combien le racisme s'est institutionnalisé en Andalousie. Pendant trois jours, des bandes bien structurées ont organisé des "chasses" aux Marocains et saccagé leurs biens sous les yeux de forces de l'ordre passives. Nié par les autorités qui le pratiquent, ce racisme institutionnalisé sévit sous des formes voilées : absence de protection contre les attentats skinheads, vexations diverses venant des autorités publiques... C'est là la conséquence honteuse de l'entrée brutale de l'Andalousie dans la modernité économique européenne. L'exploitation directe et massive des Marocains par laquelle ils opèrent cette intégration ramène en permanence les Andalous à la fragilité de celle-ci, à la précarité de leur statut de "nouveaux riches" fiers et jaloux de leurs succès. Les tensions nées de ces bouleversements se traduisent alors en haines à l'encontre de boucs émissaires tout trouvés, d'autant plus que les instances de référence européennes les désignent implicitement à la vindicte en exigeant des mesures de protection d'un espace que Schengen a unifié.

Bien sûr, toutes les institutions politiques espagnoles ne participent pas de cette dérive. Les responsables politiques de la Région se sont opposés aux instances locales et nationales qui ont, sans sourciller, démenti le caractère raciste des émeutes d'El Ejido. Dans certaines communes, à la culture de gauche bien ancrée, la multiculturalité andalouse se vit mieux. De nombreuses associations, également visées par les émeutiers d'El Ejido, tentent de soutenir les travailleurs marocains et d'organiser la lutte pour le respect de leur dignité. En juillet, l'Espagne a régularisé plus de 100 000 illégaux en quelques semaines. Un résultat dont la Belgique ne peut se vanter…

Mais qu'en sera-t-il de cette régularisation dans les faits ? Régularisés ou non, la plupart des Marocains connaissent des conditions de travail identiquement insupportables. L'Espagne a-t-elle le droit de simplement régulariser tous les dix ans une partie de ses "illégaux" ? Ce pays est tiraillé entre les différentes facettes de sa dynamique modernisatrice. Comment concilier la participation à la mondialisation néo-libérale, l'imperméabilité des frontières et le respect des principes démocratiques censés fonder l'unification du continent européen ? Les doubles contraintes que fait peser l'Europe sur l'Espagne ne l'aideront pas à choisir la voie la plus humaine pour dépasser ces contradictions.

Yasmine Kassari, elle, a accompli un premier pas. L'impasse dans laquelle les travailleurs marocains s'éteignent n'est pas due qu'aux égoïsmes espagnol et, plus largement, européen. Ces hommes sont également prisonniers de leur image de mari, de père, de frère absents. Le documentaire ne montre pas le pays natal, tout aussi absent pour ces exilés. Il l'évoque à travers des souvenirs nostalgiques et surtout à travers ces voix féminines qui grésillent dans les cornets des téléphones publics. Ces courtes conversations sont leurs seuls contacts avec le Maroc. Mais comment raconter, dans ces moments-là, les logements insalubres et bondés, les salaires de misère et la difficulté à envoyer de l'argent, les nuits de quatre heures, le travail harassant plié en deux du lever au coucher du soleil, le mépris, la peur, la dérive…? Indicible. Et interdit.

Quand ils parviennent à revenir quelques temps au Maroc, les hommes ne brisent pas le mensonge du rêve européen. Dans une société patriarcale, "un homme ne pleure pas", explique la réalisatrice. "Les larmes, c'est pour les femmes. Un homme va de l'avant." Son documentaire rappelle qu'une frontière peut également être une interface qui rend le dialogue possible et nécessaire. Yasmine Kassari a franchi la frontière que traçait l'absence mythifiée de ces travailleurs immigrés. "J'étais le regard de ces femmes qui croient que leurs hommes mènent la grande vie, 'tombent les filles'. Un regard qui a traversé les voiles. Ce que j'ai découvert, ce sont des hommes seuls, exploités et surtout des hommes qui ont appris à avoir peur et à avoir honte de leur peur."

Besoins démographiques et économiques obligent, les pays européens rompront bientôt avec leurs politiques "d'immigration zéro". Pourquoi ne pas rompre également avec les mensonges distillés à nos opinions publiques ? Et dire que ces politiques n'ont jamais existé parce qu'elles sont tout simplement irréalistes ? Pourquoi ne pas rendre plus transparentes et humaines les régulations des flux migratoires que nous serons amenés à mettre en place ? Elles ne peuvent se limiter à nous assurer un bien-être encore un peu plus insultant pour la majorité des habitants de la planète. Elles doivent organiser le partage de notre richesse. Elles peuvent démontrer qu'une frontière est aussi un lieu de passage, d'ouverture et d'échange. Qu'une frontière est utile lorsqu'elle permet le dialogue des différences. Ainsi, interrogé sur ses espoirs, Bachir répond : "Si j'avais des papiers, je partirais pour aller et venir." Bachir n'a qu'un an de plus que Sélima. Un âge où les rêves ne sont pas devenus de simples échappatoires. Qu'est-ce qu'il leur sera donné de faire de leur terrible lucidité ? Quelles frontières devront-ils encore franchir pour dévoiler nos propres absences ?


____________________________
 
sources ALBERT BASTENIER, Clandestins de Douvres : Vous vivrez comme des porcs !, dans La Revue Nouvelle, juillet-août 2000. JEAN-YVES CARLIER, El Ejido : Des légumes racistes ?, dans La Revue Nouvelle, mai-juin 2000. ANA GUIRADO, Migration clandestine du sud de la Méditerranée vers l'Europe, rapport de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, 21 décembre 1999. LILIANA SUÁREZ-NAVAZ, Political Economy of the Mediterranean Rebordering : New Ethnicities, New Citizenships, dans The Stanford Humanities Review, n° 5.2, printemps 1997.

 
Doc Diffusion France
accueil
 
affiche
synopsis, Yasmine Kassari
revue de presse, radios
festivals
note de présentation
fiche technique
extraits audio · vidéo
photos
 
article Aux frontières...
article Immigrants du Maroc
Mahmoud Darwich, poèmes
article Les pas perdus...
 
Chiens errants (compl. prgr.)
· festivals Chiens errants
 
contact : Doc Diffusion