Elle est debout dans la
pénombre, très droite, les bras le long du corps. Elle prononce ces quelques mots qui
disent tout son enfermement. Sélima a 14 ans. Avec son jeune frère, elle est arrivée
clandestinement en Espagne comme chaque année 15 000 de leurs compatriotes. Ils
accompagnent leur père venu chercher du travail en Andalousie. Même à cette famille, un
logement décent n'a pas été accordé. Sélima vit donc dans un bidonville avec 400
travailleurs marocains. Autour d'eux les murs se sont multipliés : le rejet des
Espagnols, l'exploitation, les humiliations, la solitude... et l'impossible retour d'exil.
Autour d'elle, une barrière supplémentaire : la crainte diffuse que suscite la présence
de ces hommes et de leur misère. Sa force et sa maturité impressionnantes viennent en
contrepoint féminin, adolescent et singulier des trajectoires d'hommes que retrace le
film documentaire de Yasmine Kassari. Quand les hommes pleurent
est une istoire de
frontières et d'absences. Elle dit les souffrances d'êtres humains pris au piège du
cynisme de l'Europe et des rêves qu'elle suscite au Maroc.
De la Reconquista au
colonialisme, les relations entre le Maroc et l'Andalousie n'ont jamais été idylliques.
Au travers de tant d'affrontements, l'Andalousie s'était malgré tout construite sur les
apports des civilisations juive, musulmane et chrétienne. Plus récemment, les contacts
entre les deux côtés du détroit de Gibraltar se sont enrichis de l'expérience
douloureuse de l'émigration. Celle-ci a permis l'émergence d'une identité en partie
commune. Celle du travailleur du Sud, taillable et corvéable à merci mais indispensable
aux économies du Nord. Nos pays avaient appelé ces "Méditerranéens" à
remplacer sur le marché du travail les personnes auxquelles les conquêtes sociales
donnaient la possibilité de refuser les emplois les plus dévalorisés.
Notre niveau de développement n'a en effet pas été atteint sans contrepartie blessante
pour l'humanité. L'intégration de l'Espagne dans l'Union européenne, ce club fermé de
privilégiés, se paie au même prix. C'est l'Europe qui a débloqué les crédits qui ont
permis la construction du gigantesque canal qui irrigue les productions andalouses de
fruits, de légumes et de fleurs. Un "miracle économique". Mais des
conséquences sociales et écologiques désastreuses. Les serres en plastique à perte de
vue, l'utilisation massive de pesticides, les besoins exponentiels en eau qui épuisent la
nappe aquifère
détériorent encore un peu plus les conditions de vie des
travailleurs venus du Maroc et des pays d'Afrique sub-saharienne, victimes d'un nouveau type d'esclavagisme.
Avant l'entrée de l'Espagne dans la
Communauté Européenne, la frontière entre le Nord et le Sud, les pays pauvres et les
pays riches, passait par les Pyrénées. En 1986, elle s'est déplacée pour séparer
nettement les deux rives de la Méditerranée. L'élargissement de l'Europe a transformé
une réalité géographique en une coupure politique, temporelle, sociale et mentale.
Alors qu'elle s'était construite dans une opposition symbolique au Nord, l'Andalousie se
vit à présent comme partie intégrante de l'Union, bien distincte de cette identité
méditerranéenne rejetée vers l'Afrique. De terre d'émigration, l'Andalousie s'est
transformée en pays d'immigration. En quelques années, une partie de sa population a
rompu avec une tradition d'accueil de migrants venus du Tiers Monde sur le chemin des pays
occidentaux.
Là encore, l'influence de l'Europe fut
décisive. Pour "mériter" son intégration, l'Espagne a dû prouver sa
capacité à garantir l'étanchéité de ses frontières. Intercepter les embarcations de
fortune qui n'ont pas coulé dans le détroit, refouler leurs occupants, traquer ceux qui
parviennent à débarquer et même tirer à vue. Chaque année, 14 000 Marocains sont
expulsés d'Espagne. Chaque année, 1000 tentatives de traversée se concluent par la
mort. Mais consolider la forteresse ne suffisait pas. Il fallait encore mettre en place
d'autres frontières étanches.
Des frontières qui séparent les personnes et qui les déchirent aussi intérieurement.
Des frontières entre les Espagnols et les Moros (c'est le nom, lourd de toute une
histoire de haines, que nombre d'Andalous leur donnent), entre ces travailleurs marocains
et leurs familles restées au pays, entre les êtres humains qu'ils étaient là-bas et
les bêtes de somme qu'ils sont devenus ici, entre leur image dans le regard des
femmes qui les attendent et ce qu'ils vivent réellement, entre leurs rêves d'alors et la
réalité présente
En 1985, le Parlement
espagnol a adopté la Ley Orgánica de Extranjería qui catalogue les immigrés en
différents statuts qui se déclinent du citoyen à part entière jusqu'à
"l'illégal". Dans les faits, cette loi a abouti au partage structurel des
rôles entre les autorités espagnoles, la mafia des passeurs et celle des employeurs.
L'octroi de papiers y est conditionné à l'obtention d'un contrat de travail, vendu aux
clandestins par des patrons qui gardent le plus souvent le précieux document en leur
possession à des fins de chantage.
Les permis de séjour auxquels ces contrats donnent droit sont retenus des mois durant par
l'administration qui exige toujours un autre papier, un autre cachet. Bien souvent, ils ne
sont délivrés que lorsqu'ils ne sont plus valables. Illégaux, clandestins en voie de
régularisation, travailleurs temporairement légaux, immigrés en principe régularisés
sans pouvoir le prouver
, ils sont tous "tenus en laisse", dans des
situations de non-droit qui leur interdisent de quitter leur patron, leur village,
l'Espagne.... Et pour ne pas mourir tout à fait, ils imaginent une nouvelle frontière.
"L'Espagne, c'est pas l'Europe. En France, en Belgique ou aux Pays-Bas, c'est
différent." Que diraient de ces espoirs, Sémira Adamu ou les clandestins retrouvés
morts à Douvres ?
En février dernier, les
événements de El Ejido ont démontré combien le racisme s'est institutionnalisé en
Andalousie. Pendant trois jours, des bandes bien structurées ont organisé des
"chasses" aux Marocains et saccagé leurs biens sous les yeux de forces de
l'ordre passives. Nié par les autorités qui le pratiquent, ce racisme institutionnalisé
sévit sous des formes voilées : absence de protection contre les attentats skinheads,
vexations diverses venant des autorités publiques... C'est là la conséquence honteuse
de l'entrée brutale de l'Andalousie dans la modernité économique européenne.
L'exploitation directe et massive des Marocains par laquelle ils opèrent cette
intégration ramène en permanence les Andalous à la fragilité de celle-ci, à la
précarité de leur statut de "nouveaux riches" fiers et jaloux de leurs
succès. Les tensions nées de ces bouleversements se traduisent alors en haines à
l'encontre de boucs émissaires tout trouvés, d'autant plus que les instances de
référence européennes les désignent implicitement à la vindicte en exigeant des
mesures de protection d'un espace que Schengen a unifié.
Bien sûr, toutes les institutions politiques espagnoles ne participent pas de cette
dérive. Les responsables politiques de la Région se sont opposés aux instances locales
et nationales qui ont, sans sourciller, démenti le caractère raciste des émeutes d'El
Ejido. Dans certaines communes, à la culture de gauche bien ancrée, la multiculturalité
andalouse se vit mieux. De nombreuses associations, également visées par les émeutiers
d'El Ejido, tentent de soutenir les travailleurs marocains et d'organiser la lutte pour le
respect de leur dignité. En juillet, l'Espagne a régularisé plus de 100 000 illégaux
en quelques semaines. Un résultat dont la Belgique ne peut se vanter
Mais qu'en sera-t-il de cette régularisation dans les faits ? Régularisés ou non, la
plupart des Marocains connaissent des conditions de travail identiquement insupportables.
L'Espagne a-t-elle le droit de simplement régulariser tous les dix ans une partie de ses
"illégaux" ? Ce pays est tiraillé entre les différentes facettes de sa
dynamique modernisatrice. Comment concilier la participation à la mondialisation
néo-libérale, l'imperméabilité des frontières et le respect des principes
démocratiques censés fonder l'unification du continent européen ? Les doubles
contraintes que fait peser l'Europe sur l'Espagne ne l'aideront pas à choisir la voie la
plus humaine pour dépasser ces contradictions.
Yasmine Kassari, elle, a accompli un premier pas. L'impasse dans laquelle les travailleurs
marocains s'éteignent n'est pas due qu'aux égoïsmes espagnol et, plus largement,
européen. Ces hommes sont également prisonniers de leur image de mari, de père, de
frère absents. Le documentaire ne montre pas le pays natal, tout aussi absent pour ces
exilés. Il l'évoque à travers des souvenirs nostalgiques et surtout à travers ces voix
féminines qui grésillent dans les cornets des téléphones publics. Ces courtes
conversations sont leurs seuls contacts avec le Maroc. Mais comment raconter, dans ces
moments-là, les logements insalubres et bondés, les salaires de misère et la
difficulté à envoyer de l'argent, les nuits de quatre heures, le travail harassant plié
en deux du lever au coucher du soleil, le mépris, la peur, la dérive
? Indicible.
Et interdit.
Quand ils parviennent à revenir quelques temps au Maroc, les hommes ne brisent pas le
mensonge du rêve européen. Dans une société patriarcale, "un homme ne pleure
pas", explique la réalisatrice. "Les larmes, c'est pour les femmes. Un homme va
de l'avant." Son documentaire rappelle qu'une frontière peut également être une
interface qui rend le dialogue possible et nécessaire. Yasmine Kassari a franchi la
frontière que traçait l'absence mythifiée de ces travailleurs immigrés. "J'étais
le regard de ces femmes qui croient que leurs hommes mènent la grande vie, 'tombent les
filles'. Un regard qui a traversé les voiles. Ce que j'ai découvert, ce sont des hommes
seuls, exploités et surtout des hommes qui ont appris à avoir peur et à avoir honte de
leur peur."
Besoins démographiques et économiques obligent, les pays européens rompront bientôt
avec leurs politiques "d'immigration zéro". Pourquoi ne pas rompre également
avec les mensonges distillés à nos opinions publiques ? Et dire que ces politiques n'ont
jamais existé parce qu'elles sont tout simplement irréalistes ? Pourquoi ne pas rendre
plus transparentes et humaines les régulations des flux migratoires que nous serons
amenés à mettre en place ? Elles ne peuvent se limiter à nous assurer un bien-être
encore un peu plus insultant pour la majorité des habitants de la planète. Elles doivent
organiser le partage de notre richesse. Elles peuvent démontrer qu'une frontière est
aussi un lieu de passage, d'ouverture et d'échange. Qu'une frontière est utile
lorsqu'elle permet le dialogue des différences. Ainsi, interrogé sur ses espoirs, Bachir
répond : "Si j'avais des papiers, je partirais pour aller et venir." Bachir n'a
qu'un an de plus que Sélima. Un âge où les rêves ne sont pas devenus de simples
échappatoires. Qu'est-ce qu'il leur sera donné de faire de leur terrible lucidité ?
Quelles frontières devront-ils encore franchir pour dévoiler nos propres absences ?
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sources ALBERT BASTENIER,
Clandestins de Douvres : Vous vivrez comme des porcs !, dans La Revue Nouvelle,
juillet-août 2000. JEAN-YVES CARLIER, El Ejido : Des légumes racistes ?, dans La Revue
Nouvelle, mai-juin 2000. ANA GUIRADO, Migration clandestine du sud de la Méditerranée
vers l'Europe, rapport de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe, 21 décembre
1999. LILIANA SUÁREZ-NAVAZ, Political Economy of the Mediterranean Rebordering : New
Ethnicities, New Citizenships, dans The Stanford Humanities Review, n° 5.2, printemps
1997.
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