PAR AMR HEGAZI
Le Palestinien Mahmoud Darwich est un
des grands
poètes arabes contemporains qui se fait l'écho
de la souffrance du lieu perdu.
1941 Naissance dans un village de Galilée.
Années 1970 - 80 Siège au comité exécutif de l'OLP.
Années 1970 à 1990 Il publie abondamment,
ajoutant à son activité poétique une activité
de journaliste et de chroniqueur. 1993 Il quitte
ses fonctions à la suite des accords d'Oslo.
Il vit désormais entre Ramallah et Amman.
Mahmoud Darwich a des yeux qui se cachent derrière des lunettes à
l'armature légère, on les dirait d'abord ceux, linéaires, d'un professeur de lettres,
mais brusquement ils surgissent comme d'un affût, semblent se braquer sur le silence et
interroger le vide. Il y a comme une dynamique de l'antagonisme dans cette physionomie. Le
visage est pris entre la finesse gracieuse des traits et le surgissement hagard des yeux.
Aucune violence si ce n'est contre soi-même, mais là, il ne s'agit pas de violence
métaphysique ou existentielle. Ce visage-là est un visage de poète. Il porte la
violence des mots, des contradictions, du temps, de l'espace, de l'exil. L'homme et le
poète sont confrontés avant de se joindre, il leur faut même pour se joindre se
confronter. De cet antagonisme et presque de ce conflit naît le poème.
Ainsi, tout poète est marqué par cette lutte, cette collision, ce débat charnel entre
l'expression pure et les circonstances de la vie : " En dépit de tous nos
discours sur la poésie pure, l'image, la langue et la métaphore ont leur référence
dans la réalité. Je ne me plains pas d'un quelconque empiétement de ma vie publique sur
ma vie poétique, les deux entretiennent nécessairement une relation de mouvements
complémentaires. Le propre de la souffrance palestinienne et pour ainsi dire son essence,
c'est ce passage sans transition d'une absence historique imposée à une présence
historique subie. Cette question du retour dans l'Histoire n'interpelle pas uniquement
l'homme politique, elle se pose également au poète. Parce que le poète ne peut
négliger les questions que lui pose la vie, la réalité et l'Histoire. La question n'est
donc pas pour moi de m'engager ou pas, mais de savoir comment m'engager, comment établir
avec la patrie une relation poétique et transformer ce qui n'est pas poétique en un
texte poétique ".
Mahmoud Darwich est un go-between, toujours entre un pays et un autre, une ville
de province et une capitale internationale, un poème et ce qui le diffère ou l'empêche.
Le voyage est pour lui une condition à la fois physique et métaphysique, un quotidien
routinier et une quête mystique. Ne jamais résider nulle part que de façon provisoire
amène forcément dans la vie d'un homme certaines dispositions, dont la première semble
bien le renoncement, ou si l'on veut, l'esprit de renoncement. S'attacher ici serait se
perdre.
Son village de Galilée, Mahmoud Darwich le quitte en 1948, âgé de sept ans, pour le
Liban. Il le retrouve au bout d'un an d'exil, détruit, effacé ; sa famille s'installe
dans un autre village. Il fait partie de ces Palestiniens de l'intérieur, assignés à
résidence dans leur propre pays, sommés de fuir leur pays en son sein-même. L'activité
poétique commence très tôt ; il écrit, il publie, il récite, bref, il joue le
trouble-fête avec des mots, il mène sa guerre de résistance avec des poèmes : " J'ai
commencé comme tout poète en écrivant de façon instinctive, désordonnée et enfantine
; mes poèmes étaient l'expression de mes étonnements d'enfant. Je parlais de mon père,
de ma mère, de notre maison, de la ferme, de tout ce qui se dégageait du milieu rural
dans lequel je suis né. En 1948, nous avons dû quitter tout cela, j'avais sept ans.
Ainsi, l'enfant qui jouait avec les papillons et scrutait les étoiles du toit de sa
maison s'est vu fuir et traverser les oliveraies jusqu'au Liban. Je ne savais pas ce que
c'était, le Liban, mais je l'ai très vite su, quand les autres enfants libanais
m'insultaient en me traitant de réfugié ".
Ainsi, avec la cruauté de l'enfance, des enfants ont appris à un autre enfant qui il
était et ce qui lui était confisqué : son pays. Au Liban, il n'était pas chez lui :
" Nous allions à l'Agence d'assistance aux réfugiés pour manger. J'entendais
mes parents et mes grands-parents parler de retour, de guerre et d'armistice ; c'est de
cette manière, entendus dans ces circonstances, que ces mots sont naturellement entrés
dans le dictionnaire de mes débuts poétiques ". Cet empressement puéril
du poète qui, à ses débuts, se délecte dans le lyrisme et le moi, Mahmoud Darwich n'a
pu le connaître. Immédiatement projeté dans l'Histoire, l'expression du malheur
collectif s'imposa d'elle-même à lui.
Il y eut ainsi au fondement-même de l'expérience poétique de Mahmoud Darwich une
interpénétration entre l'histoire de l'errance palestinienne et la poésie comme
langage. Mais justement, c'est par un phénomène de cristallisation autour de sa vie
d'homme, qu'il est parvenu à rendre limpide et lumineuse l'expression d'une réalité
collective. Le moi s'évapore afin que l'autre se cristallise, cela en prenant la vie d'un
homme comme métonymie de la vie d'un peuple : " J'ai appris que la poésie
n'était pas un jeu innocent, quand pour la première fois je fus invité par le
gouverneur militaire israélien d'un village de Galilée à me présenter à son bureau.
Il m'a admonesté pour avoir écrit un poème indésirable et m'a menacé. C'est là que
je compris que la poésie était une affaire sérieuse. De ce moment date la conscience de
mon engagement, j'ai vu que la poésie pouvait devenir une arme et participer à la
formation comme à la conservation d'une conscience et d'une mémoire collective
".
Cet incident se produisit dans les années 1960 ; il manifeste de façon brutale que
l'occupation du sol se double d'un contrôle de la parole et des consciences, et comme il
le dit : " La référence personnelle, celle du coeur, demeure la Palestine qui
était déjà perdue quand j'y vivais et qui le fut encore davantage quand je l'ai
quittée ".
De cette période datent ses premiers recueils, Assafir bila ajniha (Des
Oiseaux sans ailes), publié en 1960, Yawmiyat jorh filastini (Chroniques de la
douleur palestinienne) en 1969. On l'assigne à résidence à Haïfa pendant quatre ans.
Il décide d'entreprendre des études supérieures en Histoire et en sciences sociales à
l'Université de Moscou, décision qui entraîne qu'il ne puisse plus jamais revenir dans
son pays ; il part. Moscou ne durera qu'un an, puis Le Caire en 1971. Il est à la fois
définitivement un exilé et définitivement un poète. En 1981, il est au Liban, à
Beyrouth où il fonde la revue littéraire Al-Karmel. Un an là aussi suffira
pour précipiter de nouveau cette vie et y verser la tragédie de l'Histoire, d'une
histoire aveugle faite par des borgnes et écrite par des amnésiques ; Home is
Nowhere.
Les infortunes de l'Histoire font le pouvoir de l'écriture, l'éloignement fait le
poète, le rend au monde : " La meilleure part de ma poésie s'est faite entre
Chypre et Paris, hors du pays. À Beyrouth, on était comme perdus dans la guerre civile
et les morts à répétition ; cette pesanteur de la mort tuait à son tour
l'écriture poétique trop écartelée ici entre la préoccupation esthétique et le
sentiment humain. Mon oeuvre est donc entièrement redevable de l'éloignement. Cet
éloignement a fait que ma poésie pût en quelque sorte cuire à feu doux, il m'a de plus
permis de faire une distinction définitive entre ce qu'était ma poésie et ce qu'elle
n'était pas ".
Ceci balaie une période qui va de 1982 à 1987 et qui voit la parution de deux
chefs-d'uvre : Hissar li madaïh al-bahr (Encerclement pour les éloges de
la mer) en 1984, et Zakira lil nissyane (Une mémoire pour l'oubli) en 1987.
Narcisse tragique qui se souvient du monde comme d'un vaste miroir où tout s'éclairait
dans tout, le poète porte avec lui la nostalgie de lui-même et du monde, répétant les
mêmes pas perdus dans des combles de non-lieu, des serrements de frontières hostiles. Le
poète participe comme le peintre à la passion du reflet, de l'image, non en la
subissant, mais en accompagnant son mouvement, en suivant son dynamisme intérieur. Il
suscite la langue oubliée des arbres, des champs, des pierres, du fleuve et des maisons
que l'on gomme de l'espace : " Pour moi, la poésie n'est pas dans le retour,
mais dans une perpétuelle recherche de la terre perdue. Elle est sur le chemin, non dans
la maison. Elle exprime un rêve, mais n'évoque pas sa réalisation ". C'est
dans la non-ville, dans l'ouverture au pays, à l'écoute de ses rumeurs et de sa " vie
habitante " comme l'appelle Hölderlin, que Mahmoud Darwich trouve sa place,
dans un milieu entre les oscillations chaotiques de l'Histoire et la fermeté terrienne du
réel.
Il n'est plus de ressentiment contre le temps et l'espace ; de déclamatoire, le poème se
fait doux ; intimes comme un souffle, les mots ressuscitent les morts, une heure, un jour,
une semaine, un mois, une année peuvent tout. Il est encore temps d'écrire. Le silence
s'est fait à la lumière de cet instant, c'est un éclairement par lequel tout
s'inaugure, cela surgit du vide comme une promesse, puis les pas se succèdent avec les
mots, éloignant ce qui était proche et rapprochant ce qui était lointain, le poète et
l'homme ont le même visage, ils ne sont plus dissociés et ils recouvrent les facultés
de l'enfance, les larmes initiales et les rêves anciens les démasquent dans un éclat.
" J'ai laissé mon visage sur le mouchoir brodé de ma mère dans ma mémoire,
j'ai emporté les montagnes. "