ARTICLE RAI FILM FESTIVAL



immigrants du Maroc
 
ARTICLE DU FILM FESTIVAL MAIN (TRADUIT DE L'ANGLAIS)
RAI (ROYAL ANTHROPOLOGICAL INSTITUTE) FILM FESTIVAL
2000, LONDRES


                        " Un film émouvant témoignant d'une observation
                          aiguë, dans lequel la forme et les thèmes travaillent
                          en même temps. "



4_h.jpg 8 KBL'ACTION PRINCIPALE

Le sujet du film est l'immigration marocaine dans le Sud de l'Espagne. Ces immigrants clandestins supportent
un voyage très risqué pour arriver
en Europe, comme le commentaire
du film l'observe : "Chaque année,
30 000 Marocains traversent le détroit de Gibraltar, 14 000 sont renvoyés,

1 000 meurent, 15 000 s'arrangent pour s'installer dans le pays".


LE FILM  Des extraits d'interviews d'environ dix hommes marocains (et une jeune femme) sont entrecoupés par des séquences de personnes au travail dans une plantation de poivrons et par une scène imprévue d'interaction avec des résidents espagnols des environs. Les petits fragments d'interviews couvrent différents sujets, à la fois la misère de la vie en tant que travailleur exploité en Espagne, et les motivations, qui les ont poussés à quitter le Maroc au péril de leur vie et à endurer cette misère.

Contrairement à beaucoup d'autres films ethnographiques montrés durant le festival, ce film donne délibérément très peu d'indications sur les caractères, les personnalités ou l'action. Les hommes sont interviewés dans l'espace impersonnel d'un grand hangar surpeuplé et où les personnages de ce film évoluent, avec très peu d'éléments identifiants. Ils parlent des raisons financières pour lesquelles ils voulaient venir travailler en Espagne, la dureté du voyage, et de la misère écrasante de leur situation en Espagne. Par ailleurs, hors de ces fragments, très peu d'éléments qui iraient dans le sens d'une véritable narration sont développés – une de ces quelques "multi-scènes" développe l'histoire d'un homme qui réussit à obtenir un traitement à l'hôpital pour un problème de cécité.

Quelques personnes, qui ont vu le film au festival, critiquent son aspect vide et impersonnel, qui offre peu d'occasions de s'engager dans le sujet ethnographique du film. Je ne pense pas que le style dépersonnalisé, anti-narratif du film, soit accidentel. En fait, c'est justement là où le film a 'joué gagnant' avec le plus d'efficacité. Le montage séquentiel, visant à produire un film qui rend difficile de rentrer dans les vies et les motivations des acteurs clés, travaille en fait à représenter la situation dans laquelle ces acteurs évoluent.

Frederik Jameson décrit dans "Postmodernisme, ou la logique culturelle du capitalisme récent" le rôle fondamental du temps fictif dans la plupart des vidéos et TV – l'illusion d'un temps raccourci dans et par le médium. Il remarque que "la plupart des films documentaires (et des vidéos documentaires) projettent toujours une forme de fictionnalité résiduelle – une sorte de temps construit du documentaire – au centre de son idéologie esthétique, de ses rythmes et effets séquentiels." (p. 75). Jameson a largement raison – et le succès de la plupart des films ethnographiques les plus connus dépend consciemment de cette sorte de temps fictif (par exemple "Bridewealth for a Goddess"). Par contraste, "Quand les hommes pleurent" va plus loin que beaucoup d'autres films dans le refus de construire cette sorte de fiction, et n'essaie jamais de montrer quoi que ce soit dans le sens d'un passage progressif (chronologique) du temps.

Cette absence de temps fictionnel travaille avec force pour symboliser le déracinement et l'impuissance de ces hommes. Dans le film, presqu'aucun des informateurs n'exprime le désir de résider de façon permanente dans le pays d'accueil ; presque toutes leurs ambitions et tous leurs désirs sont encore au Maroc – par exemple, ils veulent retourner dans une ville natale avec les ressources financières nécessaires pour acheter une voiture. En même temps, ils se rendent bien compte que la possibilité de retourner au Maroc est invraisemblable puisqu'ils ne peuvent pas retourner sans avoir "réussi" en Espagne. L'importance qu'ils accordent à cet endroit lointain contraste avec le désengagement et l'exclusion de la société d'accueil.

L'absence d'éléments narratifs reflète le désengagement de ces hommes du terrain social en Espagne – si l'on a ni attachement, ni intérêt ou capacité d'agir dans un milieu social, alors il n'y a plus de possibilité de développer un ensemble significatif de projets et d'ambitions personnels en relation avec ce terrain. Sans ces projets, il n'y a pas de possibilité d'action qui fasse sens et qui soit conductrice pour tout type de temps fictif ou narratif. Pour ces hommes, qui sont à la fois objectivement exclus et subjectivement désengagés de la vie sociale dans laquelle ils évoluent, tout contexte d'une action qui fasse sens est absent ; tous leurs espoirs et désirs (mis à part des désirs complètement immédiats tels que se nourrir et s'abriter) sont attachés à un endroit lointain duquel ils sont presque complètement séparés, excepté par d'étranges appels téléphoniques.

D'où l'absence de tout développement des personnages – de toute exposition détaillée d'intérêts et de caprices individuels. Une ou deux personnes parmi le public a critiqué le fait que le film montre les immigrants d'une façon assez triste et vide. Une fois encore, je pense que c'est délibéré ; totalement marginalisés, exploités en Espagne, et séparés du Maroc, il y a peu d'éléments dans ce contexte, qui leur permettraient de créer un "Moi" qui pourrait être véhiculé par le film.

Pour moi, c'est un des films les plus provocants qui ait été projeté ; la manipulation des techniques filmiques et des conventions du temps et des personnes contribue à produire un travail ethnographique qu'il n'aurait tout simplement pas été possible de produire dans un texte ordinaire.


 
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